L’abbé Fortunatus Rudakemwa parle de la lettre pastorale de Mgr. Perraudin

11 février 1959 : La Lettre pastorale « Super omnia caritas » de Mgr. André Perraudin pour le Carême.

« Plus on connaitra l’Histoire, plus le ressentiment s’effacera » (Marc Ferro)

Introduction

Le 11 février 1959, Monseigneur André Perraudin (7 octobre 1914-25 avril 2003) alors vicaire apostolique de Kabgayi au Rwanda publiait une lettre pastorale sous le titre de : « Super omnia Caritas », ce qui signifie : « Par-dessus tout, la charité ».

Jamais personne n’est resté indifférent à cet important document qui, aujourd’hui encore, garde toute sa valeur. C’était un mandement de carême qui venait après deux lettres pastorales émanant de l’épiscopat du Congo belge et du Rwanda-Urundi, inspirées elles-mêmes des radio-messages du pape Pie XII à Noël 1957 et Noël 1958 et qui s’intitulaient :

– Déclarations (des Ordinaires du Congo belge et du Rwanda-Urundi) à leurs fidèles et à tous les hommes de bonne volonté concernant les problèmes du jour, spécialement ceux qui touchent au domaine social, Léopoldville 31 juin  Revue du Clergé Africain, Mayidi, t. XIème, numéro du 5 septembre 1956.

– Lettre pastorale (des Vicaires apostoliques du Rwanda et du Burundi) sur la justice, in Temps Nouveaux d’Afrique, n. 13 du 31 Mars 1957.

« Les documents des évêques de l’Afrique belge, y compris ce mandement de Mgr Perraudin, commencent invariablement par une première partie consacrée à des considérations théoriques avec plusieurs citations de la Bible et de l’enseignement du Magistère. Vient ensuite le clou du message : application méthodique des principes énoncés à la situation qui règne sur le territoire confié à la sollicitude pastorale de l’auteur (ou des auteurs). Ils ne se limitent pas à dénoncer des manquements ; ils proposent aussi des solutions » (Rudakemwa F., L’évangélisation du Rwanda 1900-1959, L’Harmattan, Paris, 2005, p. 329.)

I. Un extrait de la « Super omnia caritas »

La deuxième partie de la « Super omnia caritas » suscita des réactions très contrastées au sein du public : une fermentation de haine envers l’auteur du côté des conservateurs traditionnalistes féodaux monarchiques de l’époque ; une immense adhésion, un sentiment de joie et de reconnaissance du côté des leaders sociopolitiques émergeants assoiffés de démocratie et de justice sociale en vue du recouvrement de l’indépendance.

Jusqu’aujourd’hui, il y a beaucoup de Rwandais et d’amis du Rwanda qui n’ont pas encore lu ce document historique. A défaut de le transcrire ici dans son intégralité, reproduisons au moins la deuxième partie, celle-là qui fait la différence :

Il y a aussi dans notre cher Ruanda, comme dans beaucoup d’autres pays du monde, divers groupes sociaux. La distinction de ces groupes provient en grande partie de la race mais aussi d’autres facteurs comme la fortune et le rôle politique ou la religion. Il y a des Africains, des Européens et des Asiatiques. Parmi les Africains il y a les Batutsi, les Bahutu et les Batwa ; il y a des riches et des pauvres ; il y a des pasteurs et des cultivateurs ; il y a des commerçants et des artisans ; il y a des catholiques et des protestants, des hindous et des musulmans et il y a encore beaucoup de païens ; il y a les Gouvernants et les Gouvernés.

Pour le moment le problème est surtout agité à propos des différences de races entre Ruandais.

Cette diversité de groupes sociaux et surtout de races risque chez nous de dégénérer en divisions funestes pour tout le monde. Chers chrétiens du Ruanda, nous faisons appel à votre bon sens et à votre charité pour que Dieu nous épargne ce malheur.

Nous sommes sûrs que notre appel, inspiré uniquement par l’amour que nous portons à tous et à chacun de nos enfants, à quelque groupe qu’ils appartiennent, trouvera un écho fidèle et généreux dans vos cœurs de chrétiens. Nous désirons cependant vous éclairer sur ce sujet car dans le pays commencent à se répandre toutes sortes d’idées dont beaucoup ne sont pas conformes à l’enseignement de l’Eglise.

• Constatons tout d’abord qu’il y a réellement au Ruanda plusieurs races assez nettement caractérisées bien que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire toujours à quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans un même pays est un fait normal contre lequel d’ailleurs nous ne pouvons rien. Nous héritons d’un passé qui ne dépendait pas de nous. Acceptons donc d’être plusieurs races ensemble et essayons de nous comprendre et de nous aimer comme des frères d’un même pays.

• Toutes les races sont également respectables et aimables devant Dieu.

Chaque race a ses qualités et ses défauts. Personne d’ailleurs ne peut choisir de naître dans un groupe plutôt que dans un autre. Il est injuste par conséquent et contraire à la charité de faire grief à quelqu’un d’appartenir à telle ou telle race, et surtout de le mépriser à cause de sa race. La solution même purement naturelle est que des gens appartenant à des races différentes s’entendent et s’harmonisent surtout si, par le jeu de l’histoire, ils habitent côte à côte sur le même territoire.

• Du point de vue chrétien les différences raciales doivent cependant se fondre dans l’unité plus haute de la Communion des Saints. Les chrétiens, à quelque race qu’ils appartiennent, sont plus que frères entre eux : ils participent à la même vie dans le Christ Jésus et ont un même Père qui est dans les cieux. Celui qui, en disant Notre Père, exclurait de son affection un homme d’une autre race que la sienne, celui-là n’invoquerait pas vraiment le Père qui est aux cieux et il ne serait pas entendu. Il n’y a pas une Eglise par race, il n’y a que l’Eglise catholique dans laquelle, comme dit l’Apôtre Saint Paul, « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre… car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Gal 3,28). L’Eglise n’est donc pas pour une race plutôt que pour une autre, l’Eglise est pour toutes les races qu’elle embrasse d’un égal amour et d’un égal dévouement.

• Dans notre Ruanda les différences et les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de race, en ce sens que les richesses d’une part et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d’une même race. Cet état de chose est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger. Mais il est certain que cette situation de fait ne répond plus aux normes d’une organisation saine de la société ruandaise et pose, aux Responsables de la chose publique des problèmes délicats et inéluctables.

Nous n’avons pas comme évêque, représentant l’Eglise dont le rôle est surnaturel, à donner ni même à proposer à ces problèmes des solutions d’ordre technique, mais il nous appartient de rappeler, à tous ceux, autorités en charge ou promoteurs de mouvements politiques, qui auront à les trouver, la loi divine de la justice et de la charité sociales.

• Cette loi demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous ses habitants et à tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne.

• La morale chrétienne demande aussi que les fonctions publiques soient confiées à des hommes capables et intègres, soucieux avant tout du Bien de la Communauté dont ils sont les mandataires. Il serait contraire à la justice et à la charité sociales de confier à quelqu’un une responsabilité publique en considération de sa race ou de sa fortune, ou de l’amitié qu’on lui porte, sans tenir compte avant tout de ses capacités et de ses vertus.

• La morale chrétienne demande à l’autorité qu’elle soit au service de toute la communauté et non pas seulement d’un groupe, et qu’elle s’attache avec un particulier dévouement et par tous les moyens possibles au relèvement et au développement culturel, social et économique de la masse de la population.

• L’Eglise est contre la lutte des classes entre elles, que l’origine de ces classes soit la richesse ou la race ou quelque autre facteur que ce soit, mais elle admet qu’une classe sociale lutte pour ses intérêts légitimes par des moyens honnêtes, par exemple en se groupant en associations. La haine, le mépris, l’esprit de division et de désunion, le mensonge et la calomnie sont des moyens de lutte malhonnêtes et sévèrement condamnés par Dieu. N’écoutez pas, chers chrétiens, ceux qui, sous prétexte d’amour pour un groupe, prêchent la haine et le mépris d’un autre groupe.

• Pour qu’ils soient légitimes, les groupements sociaux ou autres ne doivent pas seulement, par des moyens honnêtes, poursuivre leur bien propre et celui de leurs membres, mais encore tendre à l’union avec les autres classes et subordonner la poursuite de leur bien particulier au Bien Commun du Pays tout entier.

Ce Bien Commun ne peut en effet consister finalement dans une lutte entretenue mais seulement dans une réelle et fraternelle collaboration, faite d’une répartition plus juste et plus charitable des biens, des charges et des fonctions.

Les catholiques, principalement les responsables de la chose publique et ceux qui sont à la tête de groupements sociaux devraient se rencontrer et penser ensemble les problèmes qui se posent au Pays afin d’en trouver des solutions valables pour tous et inspirées de la doctrine sociale de l’Eglise.

• Nous voulons citer encore cette sentence d’un sage : « Quid leges sine moribus ? A quoi bon les lois sans les mœurs ? » Les lois, les institutions, les réformes sociales ou politiques n’obtiendront les résultats qu’on en espère que si elles sont appuyées, chez les hommes, d’une réforme des mœurs et d’un effort généreux de vertu.

• Aucun ordre social solide, aucune véritable civilisation humaine ne peut se construire sans soumission franche et cordiale à la loi de Dieu précisée dans l’Evangile et sans cesse prêchée par l’Eglise et son Magistère vivant.

• Nous faisons appel enfin à tous les hommes de bonne volonté et en particulier à nos chrétiens et à nos catéchumènes, à quelque groupe qu’ils appartiennent, pour que non seulement ils écoutent ces enseignements et y réfléchissent, mais encore pour qu’ils les mettent en pratique courageusement dans leur propre vie et travaillent à les faire passer dans la Communauté dont ils sont les Membres.

II. Une constante

Nommé vicaire apostolique de Kabgayi le 19 décembre 1955, le Père André Perraudin, alors recteur du grand séminaire de Nyakibanda, plaça son épiscopat sous le signe de la charité. Son premier et très bref message pastoral daté du 15 janvier 1956 portait déjà ce titre de « Super omnia caritas ». Le 8 juillet 1957, il envoyait à ses confrères dans le sacerdoce, aux religieuses et aux religieux une lettre circulaire intitulée « Exhortation à la charité ». A l’occasion du carême 1959, Mgr Aloys Bigirumwami, vicaire apostolique de Nyundo, ordonna la lecture du mandement de Mgr Perraudin dans toutes les paroisses du vicariat de Nyundo. Le 21 novembre 1959, Mgr publiait une autre circulaire portant le titre de « L’heure de la charité » abondant pratiquement dans le sens de son confrère de Nyundo qui, une semaine auparavant, avait invité tous les Rwandais à « Vivre chrétiennement les événements », allusion à la révolution sociale de 1959. Mgr retournera encore une fois sur l’argument de la charité dans une circulaire adressée aux prêtres le 6 juillet 1960.

Interviewé le 8 avril 1995 à propos de son mandement de Carême, Mgr Perraudin répondait : “Ma lettre pastorale du 11 février 1959 était pour moi une exigence pastorale. Ce n’était en aucun cas une intervention politique, même si, à l’arrière-plan, certains y ont vu l’esprit démocratique à “la Suisse.” À mes yeux il s’agissait d’une démarche pastorale provoquée par une situation malsaine dont j’avais pris conscience au Grand Séminaire de Nyakibanda, déjà durant les cinq années que j’y séjournais. Je m’entretenais souvent avec les séminaristes des problèmes du pays ; j’en fus très intéressé aussi par les cours sur la situation sociale du Rwanda, donnés par un de nos professeurs. Je me suis mis moi-même à étudier de plus près cette question. J’ai constaté en fin de compte que dans le pays les gens de l’ethnie hutu étaient méprisés : ils étaient considérés comme des hommes de seconde zone par les autres qui se disaient faits pour commander, avec cette mentalité de l’Ubermensch que vous avez bien connue chez vous en Allemagne – vous m’excuserez de faire ce rapprochement, mais il est significatif – .C’est cette situation qui m’a poussé, après mûre réflexion, à écrire ma lettre pastorale du 11 février 1959, dont le thème était la ‘charité’, y compris la charité sociale. Je demandais des réformes, car je considérais que la situation telle qu’elle se présentait à ce moment-là n’était pas digne de l’homme, encore moins du chrétien. Voilà quelle fut mon unique intention… Un exemple : …au Séminaire même je me suis rendu compte que presque tous les séminaristes étaient de l’ethnie tutsi… J’ai trouvé cette situation absolument anormale. C’est un exemple, mais le même phénomène se produisait pour les autres professions libérales. En résumé on se trouvait plongé dans un système de privilèges basé sur l’ethnie”. Cf. STRIZEK H., Ruanda und Burundi, Von unabhängigkeit zum staatszufall, Köln, Weltforum-Verlag, 1996, pp. 56 – 57. cité par RUDAKEMWA F., Op.cit., pp. 331-332.

C’est faire preuve d’une profonde mauvaise foi de dire que, en rédigeant sa lettre, Mgr Perraudin, tel un agent colonial, mirait à vulgariser, au détriment des Batutsi, le contenu du discours de Mr. Jean Paul Harroy, gouverneur général du Rwanda-Urundi, à l’ouverture de la session pleinière du conseil général du 1 décembre 1958. Mr Harroy avait alors pris le risque calculé d’affirmer qu’il y avait vraiment au Rwanda “ un problème tutsi-hutu ”, et que c’était même “ le problème clef du pays”.

Conclusion 

Le lecteur intéressé peut trouver le texte intégral dans Vérité, justice et réconciliation, Lettres pastorales et autres déclarations des évêques catholiques du Rwanda 1956-1962, Textes recueillis et présentés par Vénuste Linguyeneza, Waterloo, février 2001, pp.62-73 ; ainsi que sur le site www.cier-be.info. Il existe de très jolis commentaires sur le mandement de Mgr Perraudin. Jamais personne ne pourra regretter de les avoir lus. En voici quelques-uns :

DE LACGER L., Ruanda, Kabgayi, 1961, pp. 716-718. 

MUREGO D., La Révolution Rwandaise 1959 – 1962, Essai d’interprétation, Publications de l’Institut des Sciences Politiques et Sociales, Louvain, 1975, pp. 922-927.

KALIBWAMI J., Le catholicisme et la société rwandaise, 1900 – 1962, Ed. Présence Africaine, Paris, 1991, pp. 435-443.

LINGUYENEZA V., L’Eglise du Rwanda ne s’est pas tue pendant la période des changements sociopolitiques (1956-1962), in Vérité, justice et réconciliation, Waterloo, 2001, pp. 14-17.

RUDAKEMWA F., L’évangélisation du Rwanda 1900-1959, L’Harmattan, Paris, 2005, pp.328-333.

« Plus on connaitra l’Histoire, plus le ressentiment s’effacera »

F.  Rudakemwa
Rome, le 7 février 2008