« L’histoire est ce qu’elle est, elle est ce qu’elle a été ; on ne change pas l’histoire ! » (Mgr André Perraudin, Un évêque au Rwanda, p. 45)

C’est à la demande de l’Association que j’ai entrepris de dire qui était Mgr André Perraudin pour mériter qu’on œuvre à pérenniser sa mémoire. La présente réflexion n’est cependant pas une biographie. Ce n’est pas non plus un écrit scientifique même s’il puise dans de nombreuses lectures conformément à la recommandation de Mgr Perraudin lui-même : « Si tu ne lis pas tais-toi ! » Il s’agit d’opinions devenues au fil du temps des convictions à la suite, en particulier d’échanges avec ceux qui l’ont connu de près. Je reste reconnaissant aux nombreux témoins intervenus lors de chaque Journée Mgr Perraudin depuis plus d’une dizaine d’années. Si la rédaction est mienne, je reste convaincu que la quintessence de mes propos est partagée par la majorité des Amis de Mgr Perraudin.  

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Mgr Perraudin : un prêtre pour qui la charité est au-dessus de tout

« Super Omnia caritas » : la charité au-dessus de tout ! Telle était la devise de Mgr André Perraudin. Plus qu’une devise ! Mgr Perraudin a vécu cette exhortation de St Paul aux Corinthiens (1Co 13,13) comme un programme et surtout comme une urgence pour lui-même et pour tout le Vicariat apostolique. Caritas Christi urget nos ! Toute sa vie durant, il ne cessera de prêcher, autant par l’exemple que par la parole, la charité envers et contre tout. Il estimait en effet que « nos structures d’apostolat devaient primordialement être des structures de charité.»[1] C’est que, comme l’écrivent les évêques du Rwanda et du Burundi dans une lettre commune datée d’octobre 1960, « la charité est la couronne chrétienne, apposée à l’œuvre de justice et de vérité »[2]. C’est dire que la charité sera le moteur de tout son être et de tout son engagement.

Mgr Perraudin : un homme simple et de grande humilité

André Perraudin naquit en Suisse le 7 octobre 1914 dans un petit village de la Vallée de Bagnes, le Cotterg. Selon ses propres dires, sa famille était « très modeste » et vivait pauvrement des produits de la terre et de 3-4 têtes de bétail.

De ses origines modestes et de sa formation chrétienne, André Perraudin gardera une grande simplicité et une humilité qui constitueront un marqueur de tout son épiscopat.

En effet, la simplicité transparaît dans les premières décisions du futur évêque. Ainsi, lorsque Mgr Perraudin fut ordonné évêque le 25 mars 1956, il avait choisi comme évêque consécrateur Mgr Aloys Bigirumwami, premier évêque rwandais. Le geste n’a pas échappé aux journaux et revues de l’époque qui titrèrent : « Un évêque noir sacre un évêque blanc » ! Il semble que c’était la première fois qu’un tel geste se passait sur le continent africain et même dans toute la chrétienté.

Mgr Perraudin : un homme accueillant tout le monde

On raconte qu’une des premières décisions de Mgr Perraudin lorsqu’il s’installa à Kabgayi comme Vicaire apostolique fut l’abolition de tables séparées. A l’époque en effet, pères et frères blancs ne partageaient pas la table avec les prêtres indigènes. Ceux-ci mangeaient « entre eux » dans une petite salle à l’arrière du réfectoire des Pères. Cette pratique fut abolie, non sans grincement de dents, au profit d’une grande table à laquelle Mgr Perraudin n’a cessé d’inviter petits et grands, conformément à son exhortation du 8 juillet 1957 : « Je vous en supplie. Ne rebutez personne. »[3] Je ne suis pas le seul à pouvoir m’enorgueillir d’avoir été l’hôte de mon évêque chaque fois que je lui rendais visite, à l’improviste ou non. Par contre, je ne connais pas beaucoup d’évêques dont on puisse rendre un tel hommage !  

Dans un autre registre, les habitués de Kabgayi connaissent le ballet incessant des pauvres et des estropiés à son bureau à la dernière heure de la matinée, un moment qui leur était réservé. Quant aux prêtres et aux autres collaborateurs, ils pouvaient à tout moment frapper à sa porte. Sans intermédiaire ! Super omnia caritas

Mgr Perraudin : un homme fidèle en amitié

 Mgr Perraudin fut fidèle en amitié. Outre son assiduité à répondre personnellement à la moindre lettre ou carte postale, les très nombreux Rwandais qui ont fait appel à lui pendant la dernière période de sa vie ont pu se rendre compte qu’à défaut d’un soutien matériel, il a tenu à adresser à ceux qui lui ont écrit un message de soutien.

Enfin, à la lecture de son ouvrage on est étonné de l’évocation de tant de souvenirs de rencontres vieilles de plusieurs dizaines d’années !

Mgr Perraudin : un homme épris de vérité et de cohérence

Mgr Perraudin a pris ses fonctions de Vicaire apostolique dans une période charnière très difficile. Sur le plan de la pastorale, l’heure était à la doctrine sociale de l’Eglise, une branche qu’il enseignait alors au Grand Séminaire de Nyakibanda. Sur le plan de la politique intérieure, la société rwandaise était en proie à une crise profonde caractérisée spécialement par l’exacerbation du problème Hutu-Tutsi.  Enorme défi en termes de cohérence entre les principes proclamés dans des chaires de théologie sociale de l’Eglise et la réalité du terrain pastorale. 

Face à cette époque aux passions exacerbées, toute prise de position claire par une personnalité de premier plan ne pouvait que l’exposer à des attaques de part et d’autre de l’échiquier politique. Il eût donc été plus facile pour Mgr Perraudin de se perdre dans des considérations oiseuses ou de « feindre » ignorer le problème Hutu-Tutsi quitte à se positionner plus tard au côté du camp des vainqueurs.[4] Cela ne sied cependant pas à la personnalité de ce montagnard valaisan épris de vérité.[5] C’est donc en homme libre et indépendant, animé par la passion pour la vérité, qu’il a pu « parler et agir selon sa conviction et donner son appui à une cause juste » [6]. S’il a salué la « fidélité au mandat d’évangélisation de l’Eglise », Mgr Perraudin n’a pas manqué de déplorer « les erreurs et faiblesses de l’Eglise missionnaire au Rwanda ». Parmi ces erreurs figure le fait pour l’Eglise de se perdre dans des théories vaseuses en ne reconnaissant pas que « Dans le contexte social du Rwanda, le problème ethnique est incontournable. »[7] 

Mgr André Perraudin : un homme de prière

Tous ceux qui l’ont côtoyé vous le diront : Mgr Perraudin était un homme de prière. Pour lui, la vie d’un évêque au quotidien se caractérise d’abord et avant tout par sa vie de prière.[8] Messe, liturgie des heures et dévotion à la Vierge Marie (chapelet en voiture, le célèbre ‘’Dusingize Imana’’ !) sous le patronage de qui il avait placé son épiscopat rythment ses journées.

En particulier, la prière revêtait une place fondamentale à la veille des grandes décisions. Ainsi pouvait-il s’engager, dans sa première lettre pastorale, à « ne rien vous dire ni rien exiger de vous sans avoir au préalable consulté et prié »[9] le Christ.

Mgr Perraudin : un homme artisan du renouveau liturgique

Mgr Perraudin fut également un homme de liturgie. Avec Vatican II (1962-1967) auquel il participa directement, il s’agissait de penser et d’édifier une « Eglise pastorale et non pas d’anathèmes, une Eglise sacrement de l’unité du genre humain tout entier. » (Un évêque au Rwanda, p. 317). Sur le plan liturgique, avec Vatican II s’ouvrait l’ère de la mise en valeur des cultures autochtones et donc l’inculturation de la liturgie dans les sociétés de mission, spécialement en Afrique. Mgr Perraudin s’y impliqua de toutes ses forces. Au niveau de la Conférence épiscopale du Rwanda il a longtemps présidé la commission liturgique et de ce fait responsable de la réforme liturgique. C’est à ce titre qu’il fit aboutir la traduction de la bible et du missel en Kinyarwanda. Au sein de cette commission, Il y joua, selon ses propres dires, le rôle de « mouche du coche »[10], une mouche impitoyable qui n’a pas arrêté de piquer jusqu’à la réalisation complète et effective des deux traductions majeures. L’Eglise du Rwanda lui saura-t-elle gré ?

Mgr Perraudin : un passionné de la justice sociale

Lorsqu’on évoque la valeur de justice sociale chez Mgr Perraudin on pense, avec raison, à son Mandement de carême du 7 février 1959. Ce texte a fait couler tellement d’encre et suscité des commentaires à ce point divergents qu’il est permis de se demander si tous ses commentateurs l’ont vraiment lu.

Quelle que soit l’importance de ce texte majeur, la passion – « J’ai toujours eu la passion de la justice sociale »[11] – de Mgr Perraudin pour la justice sociale ne s’y résume pas.

J’ai déjà évoqué la suppression des tables séparées entre pères blancs et prêtres indigènes. De nombreux autres exemples témoignent de cette passion. Dans son premier discours aux grands séminaristes à Nyakabanda, Mgr Perraudin voulait que « les prêtres insistent, en chaire et au confessionnal, sur la très grande importance du devoir de justice sociale »[12]. Qu’on pense aussi à la suppression de la congrégation des Sœurs Barerera-mana. La cause ? « J’avais été frappé par la similitude des objectifs des deux congrégations et pour ainsi dire leurs installations juxtaposées dans la même mission : plutôt riches pour les Bernardines et primitives pour les Barerera-Mana. » Et de conclure « Cette décision marqua le début d’un recrutement mixte, Européennes – Rwandaises, des Bernardines du Rwanda.»[13]

Mais par-dessus tout, l’engagement social de Mgr Perraudin s’est traduit dans une activité débordante de fondation de nouvelles paroisses, de création d’institutions médico-sociales et d’ouverture d’établissements scolaires.

Mgr Perraudin : un bâtisseur

Dans son ouvrage « Un évêque au Rwanda », Mgr Perraudin énumère ses options fondamentales. Sans surprise, la première est l’option fondamentale pour la charité. Super omnia caritas. Sa deuxième option fondamentale est la décentralisation.

Dès sa prise de fonction, Mgr Perraudin choisit de multiplier les paroisses plutôt que de concentrer un grand nombre de prêtres dans un centre d’où ils desserviraient un territoire étendu. Il estimait en effet qu’en plus d’être une source d’évangélisation, une paroisse constitue un centre de développement. Rien qu’en 1956, année de son ordination, 5 paroisses furent fondées : Cyangugu, Kibungo, Simbi, Kiruhura et Runaba. La paroisse de Nyamata fut fondée en janvier 1957. En dépit de certaines critiques qui le trouvaient atteint de la « maladie des briques », Mgr Perraudin persista à considérer les infrastructures en bâtiments comme fondamentales.[14] Et chez Mgr Perraudin ces infrastructures ne se réduisaient pas aux églises.

Mgr Perraudin : un homme soucieux de la formation des jeunes

Déjà sous l’épiscopat de Mgr Classe, le vicariat était devenu comme un « Ministère belge chargé de l’éducation »[15]. L’Eglise avait compris que « qui gère la jeunesse d’un peuple pose les bases de son avenir »[16]. Pendant tout son épiscopat, Mgr Perraudin ne faillira pas à ce principe.  

Lors de sa nomination en 1956, le Rwanda comptait en guise d’écoles secondaires le groupe scolaire d’Astrida et deux petits séminaires : Saint Léon à Kabgayi fondé par Mgr Hirth le 25 décembre 1912 et Saint Pie X fondé par Mgr Bigirumwami le 10 janvier 1955 à Nyundo.

Dès cette année, Mgr Perraudin fonda les petits séminaires de Rwesero et celui de Kansi devenu plus tard Virgo Fidelis de Butare en 1957, le séminaire des aînés à Rutongo en 1961,  le séminaire Saint Paul à Kigali en 1965 et un cycle préparatoire au séminaire à Zaza.

Par la suite, Mgr Perraudin contribua à la fondation de nombreuses autres établissements scolaires prestigieux, soit directement (Collège St André, collège de Rilima), soit indirectement par le recrutement de congrégations religieuses ou du personnel laïc à la base de nombreuses institutions scolaires. Parmi les plus en vue signalons les dominicains dont un des membres éminents, le père Georges-Henri Lévesques fonda l’Université nationale du Rwanda (1963). Mention spéciale également au chanoine Eugène Ernotte longtemps directeur du collège Christ-Roi à Nyanza et le Frère Alvarus (Leon Jozef Backx) à l’Ecole des Frères Maristes de Byimana (depuis 1952).

Cette passion pour la formation des jeunes, spécialement en manque de moyens financiers, restera intacte. Ainsi, le 24 novembre 1989, au lendemain de sa démission, l’Archevêque-Evêque émérite attribuait une somme de Frw 5.000.000.- comme fonds initial de la « Fondation Monseigneur André Perraudin » en faveur des étudiants pauvres. Selon la volonté du fondateur, cette institution avait pour but « d’assister les étudiants pauvres de l’Enseignement Secondaire et Supérieur, incapables de se payer les frais de scolarité nécessaires pour poursuivre leurs études. »[17]

Pour toutes ces convictions et pour bien d’autres dont pourra témoigner et/ou illustrer toute personne qui a côtoyé Mgr André Perraudin, les Amis de Mgr André Perraudin estiment que sa mémoire doit être pérenne afin que la charité triomphe par-dessus tout !

Wenceslas REMIE

Bibliographie sommaire

  • Justin KALIBWAMI, Le catholicisme et la société rwandaise 1900 – 1962, Présence Africaine, Paris 1991, 597p.
  • Ian LINDEN, Christianisme et pouvoirs au Rwanda, 1900 – 1990, Karthala, Paris 1999, 438p.
  • Joseph NGOMANZUNGU, L’attitude de l’Eglise catholique au Rwanda face aux problèmes socio-politiques des années 1956 – 1962. Une pastorale de prévention, de médiation et d’accompagnement. Mémoire de licence en Histoire Ecclésiastique, Rome 2000, 111p.
  • Mgr André PERRAUDIN, Un évêque au Rwanda. Témoignage. Editions Saunt Augustin, Saint Maurice 2003, 443p.

Documents

  • Vénuste LINGUYENEZA ; Vérité, Justice, Charité. Lettres pastorales et autres déclarations des évêques catholiques du Rwanda, 1956 – 1962. Textes recueillis et présentés par Vénuste Linguyeneza, Waterloo, février 2001, 320p.
  • Fondation Monseigneur André Perraudin, Statuts, kabgayi, 24 novembre 1989

[1] Mgr André Perraudin, p. 62.

[2] Cité in Mgr André Perraudin, p. 64.

[3] Mgr André Perraudin, p. 63.

[4] Justin Kalibwami, pp. 441-442.

[5] A son actif, signalons avec Mgr Vénuste Linguyeneza, que ses origines suisses le préservaient de la tentation de vouloir préserver les intérêts de la Tutelle belge et que, n’étant pas rwandais, il était capable de prendre des positions personnelles et objectives. Et par-dessus le marché, sa position à la tête de la hiérarchie catholique du pays le préserver de pas mal d’influence. V. Linguyeneza, p. 14.

[6] Justin Kalibwami, p. 442.

[7] Mgr André Perraudin, p. 45.

[8] Mgr André Perraudin, p. 56.

[9] Vénuste Linguyeneza, Lettre du 15 janvier 1956, p. 27.

[10] Mgr André Perraudin, p. 79.

[11] Mgr André Perraudin, p. 54.

[12] Ian Linden, p. 314.

[13] Mgr André Perraudin, pp. 97-98

[14] Mgr André Perraudin, p. 66.  

[15] Ngomanzungu J., p. 18.

[16] Ngomanzungu J., p. 18.

[17] Statuts de la Fondation Monseigneur André Perraudin, Préambule, 24 novembre 1989.